Alphonse de Lamartine avait un grand projet épique: raconter en vers les neuf vies de l’ange Cédar qui s’était changé en homme par amour pour une mortelle et devait expier cette faute durant ses passages sur terre. La Chute d’un ange en est le premier épisode, et Jocelyn en est le dernier entièrement écrit. Les fragments qui en ont été composés ont été publiés après la mort du poète sous le titre Visions. On y découvre une vie humaine de l’ange entièrement rédigée, assez courte, se passant au Moyen Âge au bord d’un lac alpin - probablement celui du Bourget. Un enfant trouvé dans une nacelle tirée par un cygne est élevé par une haute dame qui a récemment perdu son fils, et plus tard tombe amoureux de sa sœur de lait. Il accomplit l’exploit de sauver cette belle d’un méchant chevalier qui voulait la kidnapper, et le seigneur qui l’a aussi élevé est tout près de lui accorder sa fille quand le père biologique du héros s’annonce et raconte que, simple mendiant, il a monté la mystification du cygne pour faire élever son fils par le couple seigneurial.
Cela finit mal: le seigneur refuse de marier sa fille au jeune homme avant qu’il ne prouve sa valeur aux croisades, mais le héros n’y croit pas, il essaie de voir sa belle au sommet d’une tour la nuit, et le vieux père pour le punir lui tire un coup d’arbalète depuis sa fenêtre; las, il n’atteint que la fille, qui tombe dans le lac, où la suit désespéré le garçon, qui se noie.
Beaucoup d’idées semblent avoir avorté, dans ce petit récit qui compte de beaux passages, car on aurait aimé assister aux croisades, ou que l’affaire du cygne eût une résonance plus wagnérienne, paradoxalement fût moins invraisemblable, en étant assumée par le merveilleux, le monde des immortels. Mais Lamartine rechignait en réalité à l’évocation des fées, des demi-dieux, et à mes yeux c’est ce qui manque le plus à ses œuvres; il était généralement hostile à ce qui venait du nord, la mythologie des Celtes et des Germains, ne jurant que par les Latins et la Bible: il lui était par conséquent difficile d’entrer dans l’âme médiévale.
Pourtant, la dernière vie de Cédar est assez grandiose: elle se passe dans un lointain futur, alors que les forêts ont recouvert les cités, que l’Allemagne est depuis longtemps retournée à la sauvagerie, tout comme l’Amérique et la Grande-Bretagne - leurs civilisations n’étant qu’éphémères et mal assises, s’imagine le poète. Il ne reste pas beaucoup davantage de Paris, mais Rome a gardé une communauté, retournée à l’état sauvage, comme dans La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq. Les montagnes s’étant aplaties, elles ne sont que des chaos de rochers, où le dernier Cédar doit fuir des cannibales. Il entre dans une anfractuosité, s’enfonce, et découvre une porte de pierre, au-delà de laquelle est un immortel authentique: Melchisédech. Il vit dans un merveilleux jardin! Et il a recueilli une jeune fille qui fuyait les méchants, et qui est bien sûr la réincarnation de celle pour qui à l’origine Cédar est devenu un homme mortel, celle aussi pour qui il s’est tué au Moyen Âge, celle encore qu’il a crue être un garçon dans Jocelyn, s’étonnant de l’aimer - avant de découvrir en vain la vérité, puisqu’il était prêtre catholique…
Il s’agit d’un des premiers récits d’anticipation écrits en français; et comme il contient du merveilleux, il est assez étonnant, comme si le futur devait ramener les mythes, les accomplir plus sûrement que ne l’a fait le passé! Mais Lamartine n’a pas pu le finir, comme si la fable le faisait reculer, comme s’il craignait qu’il le ridiculisât: dame, il avait une carrière publique, aussi!
Il est cependant remarquable que, constatant son échec, et percevant qu’il ne finirait jamais sa grande épopée humanitaire, il ait réécrit la fin de Jocelyn: un ange vient chercher les ombres lumineuses du prêtre et de sa bien-aimée et les emmène au ciel, alors qu’ils se tiennent la main; s’élevant depuis les montagnes de la Savoie où Jocelyn avait une cure, ils s’en vont parmi les astres! La grande épopée devait se terminer ainsi; mais Melchisédech immortel de la Terre a été remplacé par un ange, et la rédemption avancée dans le temps: Jocelyn se déroule au temps de la Révolution et de l’Empire. Il a beaucoup déplu aux catholiques, et a brouillé Lamartine avec Louis de Vignet, poète savoyard neveu de Joseph de Maistre qui était devenu rigoriste avec le temps. Il ne manque pourtant pas de force; depuis la montagne, y dit en substance le poète, on distingue mieux les anges, dans les vents!